Texte : Pascale Hervieu – Crédit photographique : Bernard Deman, Gérard David, Jacques Ginestous, Serge Halleguen, Olivier Guder, Emmanuel Dupas, Michel Andrieux.
Chevreuil – Capreolus capreolus
Chapitre 1 – Récit d’un nouveau né
1er mai (mais cela aurait aussi bien pu être le 1er juin !) :
Tapi au milieu d’une litière de feuilles mortes en lisière de forêt, moi le petit Faon de chevreuil (mettons les choses au point tout de suite, d’après mes recherches, Bambi aurait pu être de ma famille mais finalement, il n’en est rien, c’est un cerf)* j’aperçois, à une quarantaine de mètres de moi ma sœur jumelle, elle-même dissimulée dans les hautes herbes de la prairie. Nous venons de naître et notre mère (la chevrette) nous a passé la consigne : « Quand je vous alerte, ne bougez sous aucun prétexte, pas même le bout d’une oreille ! ». Alors même si dès notre naissance nous sommes capables de nous mettre sur nos pattes pour marcher, Maman nous a expliqué que pendant les 15 premiers jours de notre vie, au moindre signe de sa part, notre meilleure chance de survie est de rester couchés au sol sans bouger et que notre meilleure défense, c’est le pelage roux sombre parsemé de taches blanches que nous avons reçu en cadeau de naissance ! Elle prétend que les points blancs simulent à la perfection les taches de lumière dans la forêt et les petites fleurs dans la prairie, ce qui nous rend pratiquement invisibles, et cela d’autant plus que nous n’avons pas d’odeur qui pourrait attirer les prédateurs.
De plus, elle a pris la précaution de nous éloigner l’un de l’autre afin qu’au moins l’un de nous deux soit épargné au cas où, malgré nos atouts naturels, l’un de nous serait découvert.
Alors bien sûr, ce serait un drame si l’un de nous devait disparaître sous les crocs d’un carnassier indélicat, l’action d’un braconnier, les rouleaux d’une moissonneuse batteuse (et oui, cela arrive) ou tout simplement la pitié d’un promeneur mal informé qui nous découvrant là, seuls et sans défense, prendrait l’initiative de nous ramener chez lui pour « nous sauver ».
Pourtant, notre mère, qui est une bonne mère, veille non loin de nous (150 mètres au maximum), et face à un prédateur, elle interviendra pour attirer l’attention sur elle et éloigner l’indélicat, ce qui est une tactique efficace. Mais face à l’homme, elle sait qu’elle ne peut rien faire et, sagement, elle restera à couvert car elle sait aussi qu’un autre petit a besoin d’elle.
C’est donc le moment de vous expliquer à vous les humains, qu’il ne faut jamais, absolument jamais, nous ramasser là où vous nous trouvez. Nous ne sommes nullement abandonnés, nous obéissons seulement à la consigne de Maman qui nous a dit « ne bougez sous aucun prétexte ! » … Alors quoi qu’il arrive, nous ne bougeons jamais ! **
*« Né en 1923 dans l’imagination de l’écrivain autrichien Felix Salten, Bambi est un chevreuil. 19 ans plus tard, lorsque Walt Disney produit le dessin animé du même nom, le jeune aventurier devient un cerf » – ref. La Salamandre N°239 page 25
** Il semblerait, contrairement à la rumeur qui circule partout, qu’une chevrette n’abandonne pas son petit si un homme le touche mais qu’elle le toiletterait pour le débarrasser de son odeur. Sur ce point, les revues consultées se contredisent !
8 mai (mais cela pourrait tout aussi bien être le 8 juin !)
Depuis que nous sommes nés il y a quelques jours, nous voyons Maman 3 à 4 fois par jour pour la tétée. Nous commençons aussi à brouter quelques feuilles. Pendant ce temps, tout en veillant sur nous à distance, Maman passe ses journées à brouter et ruminer afin de pouvoir nous nourrir.
15 mai (mais cela pourrait tout aussi bien être le 15 juin !) :
Nous avons pris 4 kg 500 en 15 jours. Nous pesons désormais 6 kg et nous courons déjà si vite, que plus aucun prédateur ne peut nous rattraper !
Dès lors, maman a décidé de nous amener avec elle partout où elle va. Comme nous nous sommes entrainés à brouter l’herbe et à la ruminer, elle nous apprend désormais à sélectionner les végétaux que nous pouvons consommer. Il faut dire que dans les premiers temps, nous nous sommes laissés griser par toute cette verdure appétissante et nous avons appris à nos dépends que certaines plantes sont toxiques… Je pense par exemple à cette belle Fougère aigle qui tapisse les sous-bois, que j’ai goutée un matin et que j’ai vite recrachée tellement elle est mauvaise !
Ma sœur et moi avons fini par comprendre que le mieux est de ne consommer que ce que maman consomme elle-même et croyez-moi, en termes de botanique, je suis probablement meilleur que vous parce que nos menus sont très variés : charme, orme, merisier, chêne, frêne, cornouiller mais également if, belladone, lierre, gui et quand les ressources s’amenuiseront à l’automne et l’hiver prochain, Maman nous a dit que nous pourrons consommer des noisettes, des ronces, les baies rouges du chèvrefeuille, du houx, des champignons et même du hêtre (mais il faudra vraiment qu’il n’y ait rien d’autre à se mettre sous la dent !).
Nous raffolons aussi des bourgeons tendres que nous trouvons dans les plantations faites par l’homme.
– « Marche tout droit »* nous a dit Maman, « Cet arbre là, tu en trouveras un 2 mètres plus loin ! » (L’homme n’a vraiment aucune imagination pour faire ses plantations en ligne droite !)
Finalement, je remercie la nature de m’avoir fait chevreuil et non pas cerf parce qu’en matière d’alimentation, là où lui ne consomme que des graminées, pour nous c’est menu 4 étoiles presque tous les jours ! Mais raison je dois garder quand je mange car si je consomme trop de jeunes pousses à la fois, il arrive que celles-ci fermentent dans mon estomac et c’est l’ivresse assurée ! Cela fait très mauvais effet !
*« Marche tout droit » célèbre chanson de Claude François.
Mi-juillet :
Depuis quelques temps, nous assistons à des évènements bizarres ! Un animal étrange (notre père, le brocard – aussi appelé Cabrol, si nous en croyons notre mère) qui porte des cornes sur la tête (« sacrilège » ! nous a-t-elle dit … « ce ne sont pas des cornes mais des bois, n’oubliez jamais cela ! ») rode dans les parages.
Il avance tête au sol, flaire les herbes, gratte la terre et fonce tête baissée sur les tiges d’arbres qui se trouvent à sa portée. Un vrai fou furieux qu’il vaut mieux ne pas trouver face à soi, il suffit de voir les dégâts qu’il fait à ces pauvres arbres qui ne lui demandent rien !
Maman nous dit qu’il est en rut et que depuis quelques semaines, il passe son temps à prévenir tout le voisinage grâce à des hiéroglyphes « brocardesques » (grattis au sol en forme de triangles, et frottis sur les troncs d’arbres) que son territoire est désormais totalement privé. Ces signaux visuels s’accompagnent de messages odorants on ne peut plus clairs, issus de petites glandes situées sous les bois et entre les sabots : « défense d’entrer sous peine de mort ».
1er Août :
Ma sœur et moi ne faisons pas les fiers ! bien cachés dans les broussailles, nous assistons depuis quelques jours à des combats terribles entre notre père et quelques imprudents qui se sont aventurés sur ses terres. Fort heureusement, ils se sont tous terminés par la fuite de l’imprudent mais il parait qu’il arrive qu’un des adversaires y laisse sa peau… et même quelquefois les deux, si par malchance leurs bois s’emmêlent sans qu’ils parviennent à se démêler. C’est alors une mort lente et terrible qui les attend. Je me demande bien ce qu’il leur prend pour se mettre dans cet état ?
Courant août :
Je voulais le demander à Maman, mais voilà qu’elle a disparue !
Alors oui, nous avons trois mois maintenant, notre pelage de bébé a disparu lui aussi et nous pesons 10 kg désormais… mais est-ce une raison valable pour nous abandonner ainsi ? Nous ne comprenons plus rien au monde des adultes ! Livrés à nous-mêmes nous errons ici et là et comme nous ne sommes pas vraiment conscients des dangers, nous vous laissons approcher de façon un peu déraisonnable.
Nous nous demandons ce qui a pu arriver à notre mère quand tout à coup, au bout de quelques jours (2 jours ? 3 jours ? nous ne savons pas bien compter !), elle réapparait comme si de rien n’était.
Elle nous raconte qu’avec notre père, le brocard, ils se sont livrés à des parties de courses folles, en rond et en huit autour d’arbres et de rochers. Il parait que cela s’appelle le jeu « des ronds de sorcières ». Mais il parait aussi que le brocard s’est montré tellement brutal, que notre mère a fini par prendre la poudre d’escampette avant que se produise un « chevretticide », ce qui malheureusement arrive quelquefois !
Nous n’avons pas très bien compris la finalité de ce jeu, mais du moment qu’elle est revenue, nous lui pardonnons ses excentricités.
Septembre :
Maman dit que les beaux jours sont derrière nous et que nous allons devoir nous serrer les coudes avec d’autres familles de chevreuils, que l’union fait la force ! Nous avons fait connaissance avec de nouveaux individus jeunes et adultes, dont notre mère nous dit que 2 d’entre eux sont ses enfants de l’an dernier. Et puis voilà qu’un matin notre père le brocard est venu nous rejoindre. Il est méconnaissable tellement il a maigri et surtout, nous ne reconnaissons pas en lui le fou furieux qu’il a été le mois dernier ! Il parait que c’est une histoire de chute d’hormones !
Maintenant qu’il est calmé, nous cohabitons en paix.
Novembre :
Nous avons 6 mois ! Nous ne sommes plus des faons mais des chevrillards. L’hiver s’installe peu à peu et avec lui, nous renouvelons notre pelage afin de pouvoir affronter l’hiver du mieux possible. Maman nous explique que de grands dangers nous guettent durant cette saison où nous ne pouvons plus nous dissimuler dans la végétation qui est désormais très parsemée. Dans notre groupe, les chevrettes sont aux aguets des moindres dangers. Maman nous a appris que dans la fuite, il n’y a qu’un seul mot d’ordre : « ne pas quitter des yeux son miroir (partie blanche de son derrière) qu’elle gonflera en cas de danger et bondir derrière lui aussi longtemps que nécessaire ». Ainsi, de jour comme de nuit, il n’y a aucun risque de se perdre. Autant vous dire qu’avec ma sœur, on applique la règle à la lettre !
Février :
L’hiver traine en longueur. C’est la disette et nous devons désormais vivre sur le peu de réserves que nous avons faites cet automne. Nous économisons au maximum notre énergie en minimisant nos déplacements. Maman nous a parlé des chasseurs et du désastre que cela serait si nous devions les affronter. Il parait que dans une confrontation avec eux, la lutte est tellement inégale que beaucoup d’entre nous succombent. Les plus chanceux meurent sur le coup, mais d’autres qui ne sont que blessés ou épuisés par la fuite, finissent par mourir, après une longue agonie, dans un coin perdu où ils ont pu se réfugier. Je comprends que la vie d’adulte n’est pas sans soucis !
Avril :
Le printemps revient doucement. Ma sœur et moi avons 11 mois désormais. Nous pensions pouvoir vivre en paix à nouveau, mais voilà que notre mère devient irascible. Ce matin, elle nous a bien fait comprendre qu’elle ne veut plus nous voir et que nous devons dégager sur le champ. Nous ne la reconnaissons plus et nous avons bien compris que cela n’est pas négociable !
Ma sœur s’est montrée plus entreprenante que moi… elle a décidé de partir loin elle ne veut plus entendre parler de notre mère.
Pour ma part, suis-je plus timoré ou plus curieux qu’elle, ou les deux peut-être !? je décide de me faire tout petit et de rester dans les parages en prenant bien soin de ne jamais croiser son chemin. Une idée me trotte dans la tête ! je veux savoir ce qu’il lui a pris pour nous chasser ainsi !
Il m’a fallu patienter environ un mois pour le savoir, car courant mai, avec stupeur, j’ai découvert qu’elle nous a remplacés par deux nouveaux faons auxquels elle se consacre totalement. J’ai appris depuis, que ces deux nouveaux nés sont le fruit du fameux jeu « des ronds de sorcières » auquel je n’avais rien compris et que chaque année c’est la même histoire !
Chapitre 2 – Récit d’une mère
1er Mai : (Mais cela aurait tout aussi bien pu être le 1er juin)
Je viens de donner naissance à deux faons : un mâle et une femelle. Cette rengaine-là, je la connais bien ! Elle a commencé alors que j’avais 2 ans. La condition sine quo non était que je pèse au moins 20 kg pour donner naissance, mais j’ai remarqué que le nombre de petits auxquels nous, les chevrettes, donnons la vie dépend directement de notre poids. Ainsi certaines années, je n’ai qu’un petit (les années où la nourriture n’est pas abondante et que je suis maigrichonne) mais il est aussi arrivé qu’une chevrette de ma connaissance en ait trois à la fois ! Pour qu’ils soient viables, nos petits doivent peser entre 1,5 kg à 2 kg à la naissance. Le plus souvent cependant, nous mettons au monde des jumeaux et les statistiques montrent qu’en général, il y a un mâle et une femelle.
Je sais déjà que les 15 prochains jours seront à hauts risques et ne seront pas de tout repos pour moi. Je vais devoir m’occuper seule de mes petits (leur père a pris la tangente depuis quelques temps et m’a bien fait comprendre qu’il ne les reconnaitrait pas !) et 24 heures par jour ne seront pas de trop pour faire tout ce qu’il faudra pour cela.
D’abord, je dois veiller sur eux. Pour cela, je reste à proximité du lieu où je les ai cachés et dès qu’un danger survient, je les alerte en aboyant ou en prenant la fuite pour attirer le prédateur, en faisant assez de bruit avec mes sabots pour qu’ils l’entendent. Ils savent alors qu’ils ne doivent plus bouger… même pas le bout d’une oreille !
Ensuite, je dois les nourrir et là croyez-moi, c’est un travail à plein temps ! 7 à 12 fois par jour, je cueille (en moyenne 6 heures par jour) puis je rumine (6 heures par jour également) !
Comme vous le savez, je suis « une ruminante » mais attention, pas une ruminante de bas étage comme la vache ! Mon système digestif est tellement sophistiqué qu’il ferait pâlir de jalousie les plus grands inventeurs !
Imaginez-vous que je dispose de 4 estomacs avec pour chacun d’eux une spécialité. Il y a d’abord « la panse » dans laquelle sont stockés les végétaux que j’arrache au moment de la cueillette. Lorsqu’elle est pleine, je me prépare une couchette en terre nue ovale, au milieu de feuilles mortes, où je me couche et là commence le travail du traitement des aliments. Les végétaux accumulés dans ma panse remontent par boulettes jusque dans ma bouche afin que je les mastique. Mélangés à ma salive, j’en fais une purée que j’envoie dans « le bonnet ». A ce niveau, toute particule qui dépasse le millimètre est renvoyée à la bouche pour être à nouveau mastiquée, c’est dire si le contrôle est exigeant ! Du bonnet, la bouillie obtenue est envoyée dans « le feuillet » (ou omase). Ici, entre 60 à 70% de l’eau que contient la bouillie est absorbée par le système sanguin. Quant au résidu de bouillie, il est directement envoyé dans « la caillette » qui est mon véritable estomac où les glandes gastriques vont terminer le travail de digestion. Tout ce que la caillette ne pourra pas digérer sera rejeté par l’intestin sous forme de boulettes qui portent le joli nom de « moquette ». (Désolée si vous ne voyez plus la moquette de chez vous du même œil !)
Vous l’avez compris, ce travail est essentiel si je veux pouvoir nourrir du mieux possible mes petits ! Et quand je vous dis que je ne suis pas une ruminante de bas étage, sachez que mon lait est 2 fois plus nourrissant que celui d’une vache ! Pas étonnant qu’ils prennent 4 kg 500 en 15 jours !
Je vais les allaiter 3 à 4 fois par jours au moins les 3 premiers mois de leur vie, mais quelquefois au-delà car il arrive que certains s’accrochent à mes mamelles jusque vers l’âge de 6 mois !
A chaque passage auprès des petits, je nettoie leur litière en mangeant leurs excréments afin qu’aucune odeur ne puisse attirer les prédateurs.
Comme vous constatez, mes journées sont très chargées. Du coup je ne dors d’un sommeil profond que 1 h 30 à 4 heures maximum par 24 heures.
Pourtant malgré nos efforts incessants à nous les chevrettes, environ 40 % de nos petits disparaissent au cours des 6 premiers mois de leur vie.
Mi-juillet à mi-août :
Mes petits ont trois mois maintenant ! ils sont assez dégourdis et moi, je me sens bizarre, j’ai besoin d’un break ! Je me suis éclipsée doucement et très vite, un brocard a commencé à me suivre. Je me sauve mais il me suit inlassablement. S’il s’arrête pour récupérer son souffle, je l’attends. Puis nous repartons jusqu’à finir par tourner en rond ou en huit autour d’un arbre ou d’un rocher : le fameux jeu « du rond de la sorcière » des chevreuils amoureux ! Alors quand notre heure est arrivée, je laisse le chevreuil me rattraper. Mais je le regrette très vite car il est d’une brutalité absolue et notre affaire faite (il parait que certaines chevrettes y laissent leur peau !), je me dépêche de déguerpir ! J’ai bien fait car finalement, le voilà qui court déjà derrière une autre chevrette, question fidélité, on repassera !
Je retourne vers mes petits qui sont bien heureux de me revoir. Pourtant je n’ai pas disparue plus de 36 heures (durée de l’œstrus). Pendant les 6 prochains mois, je vais finir de les élever afin qu’ils soient totalement autonomes au moment où je leur signifierai qu’ils ne pourront plus compter sur moi. En effet, je devrai alors me consacrer à la nouvelle portée conçue cet été et dont la gestation n’aura réellement commencé que fin décembre début janvier pour une naissance en mai ou juin. Car en plus d’avoir un estomac super sophistiqué, mon système de reproduction a le pouvoir de différer pendant 4 mois le début de gestation afin que les petits naissent au moment de l’année le plus favorable pour eux.
Chapitre 3 – Récit d’un chevreuil*
Soyons un peu sérieux ! C’est bien gentil ces romans à l’eau de rose où l’on me fait passer pour un fainéant et brutal de surcroit ! Je vais rétablir ici quelques vérités afin qu’il n’y ait pas de confusions possibles.
D’abord, je confirme bien que je suis un chevreuil, ma femelle est une chevrette et ma descendance porte le nom de faon jusqu’à 6 mois, puis de chevrillard. Vous pouvez aussi m’appeler Brocard et même Cabrol, je ne vous en voudrai pas.
Certains humains (dont l’auteur avant de recueillir mes propos) confondent ma femelle avec la Biche. Quelle inculture ! Regardez comme la chevrette est menue (26 kg) et petite (moins d’un mètre – du sabot au haut de l’oreille) à côté de la Biche qui pèse jusqu’à 1 quintal et qui est beaucoup plus grande… Alors, cette dernière peut bien me faire « ses yeux de biche », cela n’a aucun effet sur moi ! Je laisse ça au Cerf ce prétentieux qui s’est doté de bois extravagants qui doivent bien l’encombrer à certains moments ! Moi j’ai fait le choix de la sobriété, cela n’empêche pas pour autant l’efficacité, car mes bois peuvent être une arme redoutable !
*Note de l’auteur : l’individu a refusé qu’on nomme ce chapitre « récit d’un père » – à la rigueur, il aurait accepté « récit d’un géniteur » mais a finalement fait le choix de la simplicité.
En résumé, nous sommes taillés pour vivre dans les buissons ! Songez un peu, nous pouvons passer entre 2 arbres espacés seulement de 18 cm. Grâce à ce record, nous avons gagné le prestigieux titre de « plus petit ongulé sauvage du continent ».
A la rigueur, si entre octobre et janvier vous me confondez avec la chevrette, je ne vous en voudrais pas. En effet, à ce moment-là, je perds mes bois et je suis très amaigri, à cause d’un été passé à faire des folies. Ainsi les connaisseurs savent que pour nous différencier, il faut regarder la forme de notre miroir (poils blancs de notre derrière en hiver) qui a la forme d’un cœur chez la femelle (on reconnait bien là son côté romantique) et la forme d’un haricot (blanc !) chez moi. C’est le moment où la confusion est possible puisque je passe l’automne et l’hiver en compagnie de plusieurs familles de chevreuils. Parmi eux, certains sont sûrement mes enfants, mais ça, je ne veux pas le savoir !
Durant toute cette période de cohabitation, mes deux bois repoussent peu à peu (2,5 mm par jour quand même entre décembre et mars !). Ils sont couverts d’un étui poilu que l’on appelle « velours ».
Je me souviens que durant mon premier hiver, ils n’étaient constitués que du « Merrain » (tige centrale) ce qui leur a valu le surnom ridicule de « Broches » ou « Dagues-ado ».
Lorsque la perche maîtresse ne se ramifie pas, on l’appelle aussi l’Assassin car sans andouiller, elle peut s’enfoncer profondément dans les chairs de l’adversaire.
Fort heureusement, les années suivantes, trois « andouillers » se sont développés sur le merrain, le plus bas étant toujours dirigé vers l’avant. Lorsque mes bois sont à maturité, le velours se détache peu à peu. C’est alors que j’entreprends de m’en débarrasser totalement en les frottant contre des arbres pour le faire tomber. Et surtout ne m’accusez pas de polluer la nature : j’avale les lambeaux de velours !
Je dévoile alors une parure magnifique qui fait deux fois la hauteur de mes oreilles et dont le merrain est couvert de « Perlures » (imaginez les coulures de cire le long d’une bougie) et de « Pierrures » (grosses perlures) à la base du merrain, au niveau de la « Meule » (base des bois). Plus les pierrures et les perlures sont nombreuses et développées, plus elles signifient que je suis en bonne santé.
Début du printemps :
Enfin cette vie sans saveur prend fin ! Je me sens devenir belliqueux et je n’ai qu’une envie : aller reprendre possession de mon territoire et croyez-moi, cela va m’occuper un moment pour faire mes grattis au sol et mes frottis sur les tiges d’arbres. N’importe quel observateur pourrait penser que je suis fou tellement j’y mets de l’énergie !
L’objectif est de faire comprendre à tout concurrent qu’ici c’est chez moi et qu’il n’est pas le bienvenu.
Je parcours mon territoire inlassablement pour renouveler ce message mais en début d’été, je m’aperçois que des concurrents s’aventurent sur mon terrain. Il se peut bien d’ailleurs que certains soient mes descendants et qu’ils cherchent à récupérer illico-presto leur héritage ! Mais je ne suis pas né de la dernière pluie et j’ai mis au point une technique imparable : en vieillissant, chaque année je prends de l’avance sur le calendrier pour que mes bois arrivent à maturité avant ceux des jeunets… ainsi, je suis garanti de conserver mon bien et de les renvoyer à leurs occupations de blancs-becs (si je puis dire !).
Cependant, les confrontations peuvent s’avérer violentes et quelquefois, rarement heureusement, l’un des concurrents, voire les deux finissent par périr dans ces combats armés.
Vous qui connaissez bien la nature animale, vous l’avez compris bien sûr, tout cela n’a qu’une finalité : assurer la descendance de mon espèce. Alors vous seriez bien ingrats de penser, comme ma femelle et mes descendants, que je ne suis qu’un fainéant bon à rien ! Avec un taux de 40 % de mortalité chez les jeunes, il me semble que mes raisons sont tout à fait valables de ne pas être un exemple de fidélité !
Epilogue – Note de l’auteur
En commençant ce document, je ne pensais pas trouver autant de choses à raconter sur cet animal. Il faut dire que jusqu’à présent, je n’éprouvais aucun intérêt particulier pour les cervidés, je ne les ai jamais photographiés et je ne comprenais pas l’intérêt qu’ils éveillaient chez certains d’entre vous. En d’autres mots, ils me laissaient indifférente. Mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! Alors que j’écris ces lignes, je dois vous avouer que j’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir cet animal et que j’ai dû passer sous silence un certain nombre d’informations car je n’imaginais pas la richesse du sujet traité. Il m’a fallu faire des choix.
Je verrai désormais le chevreuil (et sa chevrette) d’un autre œil… et peut-être qu’un jour j’aurai la chance de les photographier !
Texte : Pascale Hervieu Toute ressemblance avec des individus existants n’est pas fortuite. Récits recueillis auprès d’une famille de Chevreuils, documentés et vérifiés dans :
– La Hulotte (Revue la plus lue dans les terriers) N° 66
– La Salamandre : Revue N° 239
– Nat’Images : Revue N° 5
Lien internet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chevreuil
Photos par ordre d’apparition sur mon disque dur : Bernard Deman, Gérard David, Jacques Ginestous, Serge Halleguen, Olivier Guder, Emmanuel Dupas, Michel Andrieux.
Merci pour votre contribution.
Autre référence : « Marche tout droit » Claude François.